samedi 20 décembre 2008

Temps de travail : dissiper les séductions brumeuses du “pragmatisme”, assumer les exigences réelles du progressisme

Cet été, je proposais à mon camarade Akli Mellouli d’adresser au journal Le Monde une tribune, pour dénoncer l’aberration que constituait la décision du gouvernement Fillon de relever le plafond du nombre de jour travaillés pour les “cadres”. Aberration au regard des aspirations croissantes et légitimes des individus dans la société française - et que cette société a besoin de faire vivre pour bien et durablement fonctionner. En particulier, l’aspiration croissante à avoir du temps pour soi, et du temps à passer avec ses proches. À “pouvoir se réaliser aussi, jour après jour, à travers une vie sociale et affective épanouissante, où la part humaine reprenne pleinement ses droits”.
Tandis que le choc de la crise se se propage, et que la crise financière internationale se fait crise de l’économie réelle, on prend progressivement la mesure de cette aberration. (Les ambitions affichées par le Président de la République en matière de diversité du recrutement dans les grandes écoles contribuent d’ailleurs à la mettre en évidence, j’y reviendrai prochainement.)
En effet, la “crise de l’économie réelle”, qu’est-ce que cela signifie ? Entre autres choses, un durcissement des conditions de travail au quotidien (y compris du fait des incertitudes accrues sur leur avenir professionnel pour les salariés, ouvrant la voie à des pressions accrues). Les bonnes résolutions et les engagements prometteurs suscités par la crise financière n’ont évidemment pas pu, à ce jour, se traduire par une transformation des pratiques qui régissent nos économies, et le quotidien des acteurs économiques (entreprises, travailleurs). Ce sont donc ces pratiques qui vont s’appliquer, avec une brutalité proportionnelle à la gravité de la situation (dès fin octobre le Bureau international du travail avait prévenu que la crise financière risquait d'accroître de 20 millions le nombre de chômeurs dans le monde, qui pourrait atteindre un record historique de 210 millions de personnes fin 2009).
Le risque ? Que ces acteurs économiques, c’est-à-dire tout simplement pour la plupart des hommes et des femmes qui travaillent pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, se perdent. Perdent leur travail. Soient dépossédés de tout pouvoir de trouver un sens à leur travail - qui sans cela devient abrutissant. Se voient arracher la disponibilité nécessaire pour “se reconstituer”, récupérer de l’usure du travail et exister autrement que par celui-ci (avoir une vie de famille, se cultiver, avoir une vie sociale, “faire le point” quand le besoin s’en fait sentir...). Autrement dit ? Que la vie se fasse sans eux, que d’autres transforment la société sans qu’ils aient la moindre chance d’y jouer pleinement leur rôle, ou d’y vivre leurs aspirations légitimes. Sauf à “tout casser” pour refuser qu’on les casse, et qu’on casse ce qu’ils veulent construire - parce qu’un acteur économique c’est aussi un citoyen, et une personne.
Fréquemment oubliée, cette évidence s’impose aujourd’hui avec force. Et sa prise en compte s’impose parmi les règles de l’économie. Ainsi, il y a quelques jours, le directeur général du FMI Dominique Strauss-Kahn a souligné que les gouvernements doivent rapidement empêcher la récession économique de laisser les troubles sociaux se généraliser. En clair : les marchés vont devoir à nouveau pleinement intégrer la variable politique, sociale et humaine dans leur évaluation des risques.
Comment faire ? Une piste parmi d’autres : refuser la “privation de l’intime” (pour reprendre la notion-titre du philosophe Michaël Foessel), et faire résolument à celui-ci toute la place qui lui revient. Pour commencer, dans notre vie jour après jour. L’intime, c’est un ensemble de relations (y compris avec soi-même) où chacun exerce sa liberté de choix et expérimente sa capacité à créer des relations singulières, enchevêtrées dans une histoire, “en dehors” des mécanismes socio-économiques prédominants. C’est d’ailleurs une conquête des Lumières, l’invention de l’intime au XVIIIe siècle s’étant faite contre la toute-puissance de la religion sur les vies. C’est aussi ce terreau des expériences affectives, amoureuses, amicales, où germent les nouvelles normes que ses membres adressent à une société au fil de son histoire, la faisant ainsi progresser, se “moderniser”. Or, ainsi que l’analyse très bien Axel Honneth dans son ouvrage La Société du mépris, les évolutions néolibérales sont largement porteuses d’une dissolution de l’intime, en associant à la vie professionnelle “des exigences accrues en temps et en mobilité”, “des attentes constantes de responsabilité propre et d’engagement émotionnel plus conséquent”.
Concrètement, cela commence par refuser l’instauration insidieuse du travail dominical. Comme d’ailleurs les députés européens l’ont fait cette semaine pour l’augmentation du plafond de l’horaire de travail hebdomadaire. Mercredi 17 décembre, ils ont refusé la semaine de plus de 48 heures pour les travailleurs européens. Les Verts, les socialistes, un tiers des libéraux et une partie des chrétiens-démocrates unissant leurs voix, par 421 voix contre 273 (et 11 abstentions), ils ont imposé un amendement supprimant la possibilité laissée aux gouvernements européens de déroger, sous certaines conditions, à la limite du temps de travail hebdomadaire de l’UE (actuellement fixée à 48 heures). C'est un revers pour Xavier Bertrand, qui espérait un accord sur cet allongement.
Quittant la présidence de l’Union européenne, Nicolas Sarkozy affirmait il y a quelques jours devant le Parlement européen qu’il sortait de cette expérience “plus européen”. Au point de reconnaître quelque pertinence aux députés européens et à leurs analyses sur les priorités et le sens de l’histoire en matière de temps de travail ? Après avoir tourné en dérision la réduction du temps de travail mise en oeuvre par le gouvernement Jospin, Nicolas Sarkozy et le gouvernement Fillon ont montré des velléités de repousser le plafond de ce temps... très loin. Nous verrons bien en janvier (le débat sur le travail dominical ayant été repoussé à cette date) ce qu’il reste du respect affirmé de M. Sarkozy pour les Européens et les analyses de leurs représentants.
Quoi qu’il en soit, les socialistes que nous sommes peuvent en tirer un encouragement à être eux-mêmes - tout en continuant de scruter les aspirations légitimes et fécondes de nos concitoyens, et en pensant soigneusement les moyens de les concrétiser. C’est à ce prix que nous dissiperons les séductions brumeuses du “pragmatisme”, et que nous redonnerons ses chances au progressisme.

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