vendredi 26 décembre 2008

“Égalité réelle des chances” : dépasser l' "approche Sarkozy" en matière de parcours scolaires... ou renoncer à faire vivre la diversité !


Il y a une semaine, mercredi 17 décembre dernier, Nicolas Sarkozy annonçait à l’Ecole polytechnique l’essentiel d’un ensemble de mesures visant à “favoriser l’égalité réelle des chances”.
Dans l’idée, il s’agirait de marquer le franchissement d’un cap, peut-être d’ouvrir une nouvelle ère dans la façon dont notre société assume sa diversité - à la fois sociale et culturelle - . Naturellement, l’un des premiers espaces où se jouera l’efficacité de la prise en charge d’un tel défi est l’espace éducatif.
D’où le volet éducatif envisagé par le Président de la République : objectif de 30% de boursiers dans chaque classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) d'ici la rentrée 2010 (Jacques Chirac avait fixé en 2005 un objectif d'un tiers de boursiers dans l'ensemble des prépas, ce qui avait permis de porter le taux de boursiers à une moyenne de 22% en 2006), et création d'"internats de la réussite" où les élèves de prépas issus des “banlieues” se verront offrir un logement et un accompagnement pédagogique.
Qu’en penser ? Replaçons la ligne politique esquissée par M. Sarkozy dans la situation que connaît aujourd’hui la France. Décalage criant entre les principes “universalistes” dont nous revendiquons collectivement l’héritage, et la peine dont nous faisons preuve à faire réellement vivre au sein de notre société la diversité dans ses différentes dimensions - voir à ce sujet la tribune intitulée “Oui à la diversité, mais à toutes les diversités, y compris le handicap”, publiée par Monique Pelletier et Edouard Braine dans Le Monde du 25 décembre -. Mécanismes à l’oeuvre dans les “banlieues” censées bénéficier des mesures annoncées. Prendre en compte ces réalités, c’est mettre au jour les limites évidentes des propositions formulées par le Président de la République, et de l’approche qu’elles reflètent face aux inégalités en matière de chances de “réussir sa vie”. Pourquoi ces limites ? Pourquoi l’approche en question apparaît-elle promise à une efficacité dramatiquement réduite, par rapport aux exigences auxquelles nous sommes confrontés ? Une ligne alternative est-elle envisageable, et si c’est le cas, autour de quels axes de travail pourrait-elle s’articuler ?

Rapportée aux exigences auxquelles nous sommes aujourd’hui collectivement confrontés face aux inégalités de chances de “réussir sa vie”, l’approche esquissée par Nicolas Sarkozy apparaît condamnée à l’inefficacité. Au mieux, à une efficacité réduite, et marginale.
Qui est censé bénéficier de l’approche appelée de ses voeux par M. Sarkozy ? Les enfants issus de milieux, sociaux et culturels notamment, ayant peu accès aux filières donnant massivement accès à la réussite professionnelle. Des filières - et donc des niveaux de responsabilité dans le monde du travail - où ces milieux sont du même coup extrêmement peu “représentés”. Dès lors, le véritable enjeu, c’est de permettre à des profils plus divers de trouver leur place et de jouer leur rôle avec de vrais chances de réussir dans ces espaces, scolaires et professionnels. Or, globalement, cela implique qu’un nombre suffisant de ces enfants et adolescents persévère dans le système éducatif jusqu’à l’âge adulte et même au-delà (argument quantitatif). Ce que rien ne garantit dans l’ “approche Sarkozy”.
Deuxième limite de cette approche : elle intervient essentiellement en surface, et à l’échelle d’ “îlots” (argument qualitatif, d’efficacité à court terme). En surface, c’est-à-dire bien tard dans le parcours scolaire des intéressés : à l’issue de l’éducation secondaire, alors que beaucoup - pour ne pas dire l’essentiel - est déjà joué. Ce sont les quotas de places réservées aux élèves boursiers dans toutes les classes préparatoires. C’est la mise en place en 2009, dans tous les ministères et les fonctions publiques hospitalière et territoriale, de classes préparatoires aux concours, à destination des élèves boursiers ou issus des quartiers. Cette approche se contente d’agir en surface aussi, dans la mesure où elle tend à provilégier l’ “effet vitrine”, au niveau d’ “îlots-vitrine”, sur le souci d’efficacité durable pour les intéressés. Garantir l’accès d’un certain nombre d’entre eux aux classes prépératoires aux grandes écoles, c’est bien. Mais l’objectif qui compte, si l’on veut vraiment faire émerger une “élite issue des quartiers”, c’est de diversifier rapidement le public des grandes écoles. Or là encore, l’ “approche Sarkozy” ne porte pas le moindre embryon de garantie.
Troisième limite : à supposer qu’elle porte ses fruits pour une partie des individus auxquels elle est destinée, l’approche annoncée par M. Sarkozy semble nous condamner, sur la durée, à perpétuer une terrible déperdition de moyens sans apporter de changement significatif en matière d’ “égalité des chances” (argument “économique” et d’efficacité sur la durée). Politique hors-sol, elle apparaît vouée à n’avoir qu’un impact très marginal sur les chances des voisins et des générations suivantes dans les “quartiers”.

Origine de ces limites prévisibles ? Les réalités en matière de développement des enfants et des adolescents, de parcours scolaires et de leurs étapes, d’impact de l’environnement quotidien sur les chances de réussite des individus.
En matière de développement et de constitution de la personnalité (capital essentiel dans un parcours de formation), beaucoup voire l’essentiel se joue dès les premiers mois et années de la vie - et pas seulement dans le cadre scolaire. Aujourd’hui d’ailleurs, un consensus se dessine pour dire que les différentes formes de pauvreté sont d’autant plus pénalisantes qu’elles affectent les premières années de la vie - de sorte que, plus l’action compensatrice est précoce et massive (avant même la scolarisation), plus les bénéfices pour l’enfant et la société sont importants. (Les rares études disponibles sur la réussite à l’école maternelle suggèrent ainsi que les inégalités cognitives entre élèves de maternelle sont non seulement d’emblée extrêmement importantes, mais ont en outre tendance à s’accentuer ensuite.) C’est que, comme le souligne Eric Maurin (Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, La République des idées, Seuil, 2004), cette période de la vie inscrit dans chaque génération un ensemble d’inégalités très profondes dans la constitution même des personnes - ensuite rendues visibles à l’école puis sur le marché du travail. Or pour réussir ses études, il est nécessaire d’avoir pu bénéficier dans son enfance de conditions d’études correctes, mais aussi de conditions d’existence propices. C’est donc à ce niveau aussi qu’il faut agir en priorité.
Deuxièmement, ce qui empêche beaucoup d’enfants “issus de la diversité” (au sens culturel ou social) de bénéficier d’une formation réussie et porteuse d’avenir, c’est une crise de confiance aujourd’hui solidement enracinée. Depuis la fin des années 1990, une crise de confiance semble en effet s’être installée, notamment chez les jeunes issus des classes populaires, vis-à-vis du système éducatif. D’une part, parce qu’ils ont constaté que les études qui leur étaient “réservées” n’étaient pas celles permettant de monter dans la hiérarchie sociale. Mais aussi, d’autre part, parce que leur famille ne pouvaient pas financer ces dernières, voies de la réussite sociale - le système actuel des bourses ne changeant pas grand chose à cela. Dès lors, permettre dans une mesure significative aux jeunes issus des classes populaires de persévérer dans le système éducatif jusqu’à l’âge adulte et même au-delà, cela exige de se donner les moyens de résoudre cette crise de confiance source de blocage. À cet égard, les mesures annoncées par M. Sarkozy ne sont pas du tout à la hauteur.
Troisième réalité qui appelle un verdict sévère sur l’ “approche Sarkozy” : les effets de contexte, qui déterminent le degré d’efficacité d’une politique prétendant agir sur l’égalité des chances de bénéficier d’une formation ouvrant des perspectives de réussite. L’ “effet de contexte”, qu’est-ce que c’est ? En France, plus de 20% des inégalités devant le retard scolaire au primaire et au collège sont en réalité dues aux inégalités de voisinage social ! (cf Eric Maurin, op. cit.) En particulier, le lieu de résidence représente pour les enfants et les adolescents un enjeu plus grand encore que pour les adultes, car il conditionne les interactions auxquelles ils ont accès à un moment décisif de leur développement, personnel et intellectuel. En clair, toutes choses égales par ailleurs, un enfant vivant dans une HLM risque beaucoup plus l’échec scolaire si il habite une HLM peuplée d’enfants en échec, que si sa HLM est peuplée d’enfants ayant réussi à éviter l’échec scolaire. Ou encore, les enfants dont les parents ont fait des études courtes n’ont quasiment aucune chance d’interagir avec des enfants ou des adultes ayant dans leur famille l’expérience d’une scolarité longue - donc qu’ils envisagent pour eux-mêmes un tel destin scolaire. Par conséquent, faute d’une action suffisamment forte pour la mixité sociale (application de la loi SRU), on n’augmentera pas significativement les chances de réussite des enfants que la ségrégation territoriale pénalise dès leurs premières années. Or, ni l’actuel gouvernement ni les alliés politiques de M. Sarkozy dans les communes (que l’on pense à Laurent Lafon à Vincennes ou de Patrick Beaudouin à Saint-Mandé...) ne semblent fortement mobilisés pour une telle action.

Une autre approche est-elle envisageable, et si c’est le cas, autour de quelles axes de travail peut-elle s’articuler ?
Comme le pose très bien Eric Maurin dans l’ouvrage que j’ai déjà cité, ségrégation territoriale et déficit de mixité sociale (et de cohabitation de destins sociaux divers) contribuent lourdement à enfermer chacun dans un destin écrit d’avance. Face à cette réalité, Nicolas Sarkozy entend aider ceux que leur origine sociale - et donc souvent leur quartier de résidence - défavorise le plus, ce qui revient en grande partie à essayer d’estomper les effets de la ségrégation urbaine en dehors des territoires qui la subissent. Une autre voie est possible - et préférable. Elle consiste à promouvoir une mixité sociale accrue, à mieux exploiter l’influence du contexte social, à encourager de façon volontariste l’avènement d’une société où la pauvreté familiale ne condamne pas les enfants à vivre dans des quartiers eux-mêmes dévastés par l’échec. Pour cela, il ne faut évidemment pas attendre la sortie du secondaire pour se préoccuper des conditions faites aux jeunes issus de milieux populaires pour se former ! C’est bien avant qu’il s’agit d’oeuvrer en priorité, si l’on veut vraiment être efficace !
Concrètement, il faut nous donner les moyens d’aider au développement des enfants en les soutenant à mesure de leurs besoins dès avant leur scolarisation. L’idée d’un soutien pré-scolaire est à étudier, dans le cadre d’une politique ambitieuse de la petite enfance.
En aval, repenser le système des bourses pourrait s’avérer utile. Actuellement, ce système repose sur un saupoudrage en direction d’un nombre de bénéficiaires trop important, sans atteindre dans chaque cas un niveau suffisant pour avoir un impact réellement positif sur l’attitude vis-à-vis des études. On pourrait par exemple envisager un système fondé sur des bourses d’un montant plus important et centrées sur un nombre plus réduit de bénéficiaires. Exigence : obtenir par ailleurs des résultats suffisants pour bénéficier aux autres élèves qui, autrement, auraient eu besoin de bourses. Et donner plus aux enfants et adolescents dont les familles sont le plus démunies de ressources (en travaillant en particulier sur leurs conditions de logement).
Pour cela, on pourrait faire le choix de se déprendre de l’habitude consistant à prendre les territoires géographiques comme point d’application systématique des politiques. Dans cette logique, les politiques s’enlisent, s’épuisent. Ciblant avant tout des territoires, on s’expose à voir le dispositif s’alourdir au fil de pérennisations et de généralisations politiquement difficiles à refuser - mais qui tuent dans son principe même l’idée du ciblage tout en finissant par stigmatiser des territoires qui s’enlisent dans l’aide sociale. Dans les ZEP par exemple, on est confronté à un saupoudrage et à un insuffisant ciblage des moyens, avec des résultats cruellement faibles par rapport aux objectifs de départ et des territoires pâtissant d’une mauvaise “image”. Pour atténuer tant soit peu les effets destructeurs de la ségrégation territoriale, il faut cibler correctement les individus eux-mêmes.
Cela n’a évidemment de sens que si l’on joue à fond la carte de l’effet d’entraînement. De même que chacun souffre de la pauvreté et des échecs qui frappent son voisinage, de même chacun bénéficie des améliorations et de la réussite devenues possibles pour ses voisins. Autrement dit, toute politique sociale ou éducative diminuant les risques d’échecs dans un type particulier de famille a pour effet indirect de diminuer les risques d’échec dans les familles vivant à proximité, même si elles n’en sont pas directement bénéficiaires. Ainsi, on continuera de servir aussi les territoires et les quartiers.
Dans les établissements scolaires du secondaire (à commencer par les collèges), le travail sur l’orientation et le contenu de la “culture scolaire” appellent une réflexion soigneuse, en vue d'ajustements nécessaires. Pour bien la mettre en oeuvre, il faut impérativement tenir compte de la diversité des situations, des profils et des “missions” spécifiques des acteurs de la communauté éducative (y compris les parents d’élèves), très variables d’un secteur scolaire à l’autre. Refusant les simplifications abusives qui aveuglent, il faut notamment être à l’affût des partenariats les plus directement efficaces (y compris, encore une fois, avec les parents d’élèves comme cela est actuellement expérimenté sur un autre plan avec un projet comme “La Malette des parents” dans plusieurs collèges de l'académie de Créteil).

En résumé, cessons de raisonner en termes de “quotas” systématiques, et de perpétuer tout en le plafonnant le traditionnel (et peu fécond) saupoudrage de moyens ! Acteur de premier plan pour relever le défi de la diversité, l’éducation nationale regroupe certes des situations individuelles très contrastées et des acteurs très divers. Mais tous peuvent bénéficier collectivement d’effets d’entraînement puissants. Si l'on veut les faire jouer à plein, le moment est venu de regarder les choses en profondeur, pour articuler efficacement spécificité des situations, et dynamiques latentes - dans une politique cohérente qui ne les neutralise pas d'avance !

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