lundi 2 mars 2009

Outre-mers : quelques éléments pour mettre en perspective le mouvement des dernières semaines


Après plus d'un mois de forte mobilisation, les DOM se préparent à une sortie de crise qui sera peut-être rude. De quelle ampleur l’impact de la crise des dernières semaines sera-t-il ? Encore difficile de le dire, d’autant plus qu’à cette heure on ignore dans quelle mesure les différents partenaires vont se comporter à moyen terme. (En Guadeloupe par exemple, les syndicats patronaux non-signataires affirment qu’ils n’appliqueront pas l'accord intervenu pour une hausse de 200 euros des bas salaires.)
Pour autant, le mouvement des dernières semaines a d’ores et déjà mis en lumière un certain nombre de réalités, et fait émerger des enjeux d’importance.
Sur ces réalités et ces enjeux, en marge des analyses beaucoup plus expertes et moins schématiques qui ne manqueront pas de paraître dans les prochains jours, je me risque à un premier point "fait maison" ! Au moins pour "ramasser" les informations recueillies au fil des dernières semaines, et en m’appuyant, en complément de discussions et des témoignages diffusés dans les différents médias, sur les analyses de plusieurs observateurs (notamment le chercheur Dominique Wolton, l’historienne Françoise Vergès, et Axel Urgin, ex-secrétaire national du PS à l’Outre-mer).


Les ressorts de la crise

Le mouvement de protestation et de revendications qui a travaillé les Outre-mers ces dernières semaines trouve ses causes sur plusieurs plans : histoire, éloignement géographique et rapports avec la métropole, état du foncier, situation économique en place dans ces territoires... Ne pouvant toutes les évoquer, je m’en tiens ici à deux dimensions.

1.1. La dimension économique et sociale

- En termes de pouvoir d’achat, la situation est incontestablement très difficile. En Guadeloupe, comme dans les trois autres DOM, les revenus sont de 30 % inférieurs à ceux de la métropole, alors que le panier de la ménagère y est 40 % plus cher. Cela étant accentué par les monopoles dans la grande distribution, l’import-export. À cela s’ajoute la spécificité du monopole de l’essence, avec un prix administré (à propos duquel le ministre a lui-même parlé d’enrichissement sans cause et de graves irrégularités). À La Réunion, la crise du logement social est encore plus forte qu’en Guadeloupe, alors que le niveau de vie est plus faible.

- En matière de possession des richesses, la situation n’est certes pas identique à ce qu’elle était à l’époque coloniale. Mais l’empreinte laissée par celle-ci est forte et persistante, sous forme d'inégalités spectaculaires durement ressentie dès lors que s’y ajoutent d’autres causes de mécontentement. Beaucoup de petites et moyennes entreprises sont tenues par des descendants d'esclaves. Pour autant, toute une part de l'économie reste dans les mains des descendants des grands propriétaires d'esclaves. Par exemple le commerce d’importation, ou la propriété foncière.

1.2. La dimension historique et politique

- A l'abolition de l'esclavage, les anciens propriétaires d'esclaves ont été indemnisés pour leurs "pertes". Ils sont donc partis avec un capital tandis que les affranchis n'ont rien reçu.

- L'Outre-mer reste, en France métropolitaine, un “continent” oublié, une sorte d’angle mort. Exemple : Dans les statistiques nationales, l'outre-mer est rarement comptabilisé. Autre exemple : le projet de loi pour le développement économique de l’Outre-Mer, adopté en juillet 2008 par le Conseil des ministres, n’est toujours pas passé au Parlement. Troisième exemple : les inégalités ont longtemps persisté, il afallu attendre la fin des années 1990 pour que l'égalité soit “effective”.



Au total, ainsi que le formule l’historienne Françoise Vergès, “il n'y a pas de sentiment d'appropriation ou de maîtrise de sa propre vie”. Et le sentiment structurel des Français des DOM est de ne pas être traités comme les autres (ce que Césaire avait exprimé dans la phrase : «Ils se sentent Français entièrement à part, et pas Français à part entière.»).






Quelle place pour les Outre-mers dans la France du 21e siècle, pour quel projet politique ?

Les Outre-mers sont des territoires qui se trouvent - et qui nous placent - aux avant-postes d’enjeux majeurs du XXIe siècle. Il y a donc tout à gagner, à redécouvrir les spécificités des Outre-mers et les atouts qu’ils recèlent pour notre pays. Et à le faire à la lumière de deux problématiques clé : comment assumer l’autonomie et le lien avec la "métropole" ? comment valoriser les identités culturelles tout en évitant le repli communautaire ?

2.1. “Un” espace clé dans la construction du projet politique de la France du 21e siècle

- En France, les Outre-mers sont une ouverture exceptionnelle sur le monde à travers trois aires géographiques et culturelles : l’océan Atlantique avec les Antilles, la Guyane, Saint Pierre et Miquelon ; l’océan Indien avec la Réunion et Mayotte ; l’océan Pacifique avec la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna et la Polynésie Française.

- Dès lors, les Outre-mers inscrivent au coeur de notre pays la capacité de sortir de l’ “européocentrisme” dominant dans la seconde partie du 20e siècle, et de s’approprier le défi nouveau du “multiculturalisme”. Autrement dit, la capacité d’être en pointe dans l’ “autre” mondialisation. Celle qui, à côté de la mondialisation économique dont l’horizon est un marché de 7 milliards de consommateurs, consiste à construire une nouvelle communauté internationale où dialoguent Etats, nations, cultures et sociétés. Les Outre-mers sont, potentiellement, autant de passerelles vers une France prenant toute sa part dans cette tâche.

2.2. Des pistes pour concrétiser cette chance

1) Créer les conditions d’une autonomie économique aujourd’hui largement insuffisante. Dans bien des cas, l'économie des Outre-mers est longtemps restée centrée sur des productions agricoles (sucre, banane, ananas) qui souffrent de la mondialisation et sont de moins en moins viables. De plus, l'emploi s’y concentre dans le secteur marchand et la fonction publique. Il faut repenser cette économie, de façon viable et en fonction de l'environnement, et réfléchir aux conditions du travail, du salariat, du syndicalisme, de la protection sociale, de la formation... en vue de créer les conditions d’une autonomie économique accrue.

2) Inventer une “identité relationnelle”. Avec ses Outre-mers, la France doit aujourd’hui apporter sa propre réponse à la question : comment échapper au double piège de la dilution des identités dans la mondialisation, et de leur affirmation au prix d’un repli communautaire ? Sans projet politique commun, on échouera à relever ce défi interculturel. En même temps, l'avenir des Outre-mers ne peut pas se penser dans une relation exclusive avec la "métropole", mais doit s'inscrire aussi dans leur région, leur environnement propre, ce qui suppose une part d’autonomie. Conditions du succès : une réelle décentralisation, combinée à la construction d’un cadre politique commun non seulement entre la "métropole" et les Outre-mers, mais aussi entre ces derniers. Entre la "métropole" et les Outre-mers, plus précisément, il s’agit de tisser des liens de solidarité mutuels, basés sur le plein respect des identités culturelles mais accompagnés de droits et de devoirs réciproques.

3) Pour cela, construire un espace public et une communication politique adéquats, donc renouvelés. Pour un pacte républicain revitalisé. Le caractère métissé de la société française est aujourd’hui un état de fait. Il doit devenir un des éléments structurants d’un projet politique national qui l’intègre pleinement. D’autant plus que la diversité historique des métissages au sein des Outre-mers est une ressource politique et culturelle considérable pour penser collectivement les nouveaux rapports entre identité, communauté et citoyenneté à l’heure de la mondialisation. Et un “ingrédient” majeur pour une mondialisation richement vécue.
En même temps, il est clair que si le développement autonome des identités culturelles devient le coeur de la politique, le risque est l’exacerbation des conflits culturels (d’autant plus violents dans des espaces fortement multiculturels où les risques d’ “ethnicisation” et de “communautarisation” existent comme on le voit dans les territoires voisins de ces collectivités). Il s’agit donc de construire une culture politique commune “plurielle”, où chacun sera réellement reconnu dans sa diversité et dans la participation à un projet politique commun, dépassant les localismes et capable de prendre en charge efficacement les tensions sociales.
Cela suppose un effort collectif pour comprendre dans leur diversité les espaces publics où cela se joue, et les différentes formes de communication politique qui s’y déploient. Les nouvelles technologies (internet) permettent une communication plus rapide avec les Outre-mers. Mais une communication pleine et efficace suppose, en "métropole", d’être capable de comprendre des systèmes de relations humaines et sociales marquées par des traditions, des codes et des savoir-faire spécifiques. Au programme donc : un effort pour s’approprier la pluralité des systèmes de fonctionnement des espaces publics, et des modalités de la communication politique en leur sein.
Cela suppose aussi, en métropole, d’intégrer plus et réellement dans le débat politique les Outre-mers et l’ensemble des questions qui leur sont liées. Ce sera une première preuve de l’importance pour la France des racines culturelles et politiques qu’elle plonge dans trois aires culturelles (Atlantique, océan Indien, Pacifique).
Ou encore, d’intégrer plus et réellement l’Outre-mer dans le paysage historique et culturel français, tel qu’il commence à se constituer dès l’école. Dans des sociétés marquées par le passé de l’esclavage et de la colonisation, pour que ce passé soit “intégré”, la France doit réellement reconnaître et célébrer la contribution des femmes et des hommes de l’outre-mer à son histoire et à la construction de sa culture. Pas seulement dans le sport ou la musique, mais aussi dans les combats pour la liberté : Louis Delgrès (figure historique de l'opposition à l'esclavage en Guadeloupe) est aussi important que les autres héros de la Révolution française.


La réflexion et les efforts des esprits, aujourd’hui souvent polarisés autour de questions - importantes - comme le bien-fondé de la discrimination positive, ou les manières de montrer notre diversité, gagneraient sans doute trouver des développements dans ces directions - parmi d’autres naturellement.

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